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L'INTERNET DANS LES PAYS EN DÉVELOPPEMENT :
UN DÉFI À RELEVER


Par Hervé Fischer,
titulaire de la chaire Daniel Langlois de technologies numériques et de beaux-arts, Université Concordia, Montréal et président de la FIAM - Fédération internationale des associations de multimédia.

L'utopie planétaire de l'Internet.

On nous présente aujourd'hui les nouvelles technologies d'information et de communication numériques et notamment l'Internet comme une un instrument puissant de progrès humain, politique, économique et social. Mais pour leur accorder une telle crédibilité, dans les pays riches, mais aussi dans les pays en développement, il faut aussi savoir les critiquer. C'est cette fascination critique, que je voudrais partager avec vous.
On s'accorde tout d'abord à y reconnaître une technologie de communication d'une puissance inégalée dans l'histoi5re de l'humanité, qui nous rapproche tous et favorise donc la mondialisation, dans le bons sens du terme. Mais jusqu'à quel point est-ce vrai? Il est difficile de partager la vision technologique optimiste de Nicholas Negroponte, le célèbre fondateur du Média Lab aux Etats-Unis, quand il affirme que l'Internet est en train de créer un tissu social mondial entièrement nouveau (Being digital, 1995). De même, on a du mal à suivre le philosophe français Pierre Lévy, quand il nous propose une utopie où l'Internet réaliserait quasiment la grande vision de l'achèvement de la création, telle que l'a conçue Pierre Teilhard de Chardin. Présupposant avec un enthousiasme étonnant, que dans les premières décades du XXIe siècle, plus de 80% des êtres humains auront accès au cyberespace et s'en serviront quotidiennement, il en déduit que l'unité concrète de l'humanité est en train de se réaliser. Le Web représente, selon lui, une immense ville virtuelle, avec ses rues, ses autoroutes, l'ordinateur qui en est le nouveau moyen de transport, ses commerces, ses bureaux, ses places et ses cafés. Le cyberespace est l'ultime métropole, la métropole mondiale. Il soutient que la planète solidaire est en train de se construire par le Web et par son économie virtuelle. La croissance du Web " est " le processus de prise de conscience - et de réalisation!- de son unité par l'humanité.
Même s'il souligne d'autre part que le concept d'unité n'implique pas la disparition des inégalités, on a du mal à croire à cette solidarité électronique qu'il croit constater, dans un monde où se multiplient plutôt les conflits et les fractions sociales. Et il annonce la disparition des États et une monnaie unique planétaire, à un moment où nous assistons pourtant au réveil des identités politiques partout dans le monde, face aux excès de la mondialisation. Ce n'est plus l'Amérique, c'est le cyberespace qui va selon lui régner sur l'humanité de façon douce… Et ceux qui contestent cette vision sont, selon lui, des esprits chagrins, schizophrènes, tournés vers le passé, qui travaillent malheureusement plus à répandre le ressentiment et la haine, qu'à promouvoir une vision positive de l'avenir. On croit rêver face à une expression aussi radicale de l'utopie Internet. (L'économie virtuelle, 2000).

L'apartheid technologique

On rêve de mondialisation. Mais jusqu'à quel point peut-on parler d'une mondialisation créée par les nouvelles technologies numériques de communication? La réalité est loin du rêve. Il y a des pays, où un téléphone cellulaire coûte l'équivalent de 25 sacs de maïs de 50 kg (Jeune Afrique Économie, 1999). Que penser alors de ce mythe de la communication planétaire, un mythe de riches, quand le nombre de téléphones augmente péniblement en Afrique entre 1996 et 98 de 0.5% à 2% de la population (bond dû au téléphone cellulaire, qui demande moins d'infrastructures, mais demeure très urbain); et que la dépense moyenne d'un abonnement et des communications s'y élève à 43% du revenu par habitant? L'UIT - Union internationale des télécommunications - prévoit pour l'Afrique noire un taux de 5 lignes pour 100 habitants et 1 publiphone pour 1000 habitants d'ici l'an 2010. On ne comptait, à la veille de l'an 2000, que 2.5 millions de téléphones filaires en Afrique noire subsaharienne. Et on trouve sur le marché des faux téléphones cellulaires, vides et pas chers, qui permettent de frimer devant les filles et devant la parenté: l'ironie d'une discrimination dans le mythe de la communication planétaire, que plusieurs ont appelé un véritable apartheid technologique.En 2001, il faut rappeler que le branchement à une ligne de téléphone dédiée à l'Internet FTP de 64 Kbps coûte encore mensuellement entre 1000 et 4000 $ dans plusieurs pays africains et asiatiques, et que faute d'infrastructure, les accès ne dépassant souvent pas encore 128 Kbps ou 256 Kbps pour l'ensemble du pays, de sorte qu'envoyer un simple courriel est souvent encore difficile. Et, plus basique encore, mais vérité bonne à rappeler à tous ceux qui affirment que la terre est ronde et la communication planétaire : on estime qu'actuellement seulement 6% de l'humanité est branchée Internet, soit moins que 400 millions, ce qui veut dire que 94% des 6 milliards d'êtres humains, soit 5.6 milliards ne sont pas connectés. Il est nécessaire de rappeler objectivement cet écart entre les discours optimistes, si répandus, et la réalité, beaucoup moins satisfaisante. Pour autant, faut-il s'y résigner et renoncer encore pour longtemps dans les pays du Sud à accéder à ce puissant joujou des inforiches? En aucun cas. Car on peut déjà faire beaucoup avec l'Internet et nous ne sommes qu'au tout début de la révolution des technologies numériques.

Le paradoxe du village global et le retour en force des identités locales

Quand il a analysé les nouveaux médias, McLuhan, a proposé le concept de Village global, qui, aussi contradictoire qu'il puisse paraître, s'accomplit manifestement sous nos yeux. En effet, plus la mondialisation se fait sentir, plus la recherche des identités locales et des racines culturelles, la sauvegarde des langues marginalisées et l'éloge de la différence sont réactualisées et promues comme des valeurs compensatrices et nécessaires dans un nouvel équilibre entre les populations. C'est cette même constatation qu'a reprise en 1994 Frank Feather dans The Future of Consumer sous le terme glocal: Think globally, Act locally.
Nous constatons l'évidence d'une loi dialectique de l'équilibre, qui semble vouloir que plus notre espace de vie, sous l'effet de la multiplication des communications et des échanges entre les hommes, les idées et les biens devient mondial (et donc efface les distinctions), plus nous aspirons à titre individuel, ou à titre de communauté locale ou culturelle, à réactiver des identités distinctes, à cultiver des différences culturelles, à retrouver la mémoire de nos racines, et à exiger une autonomie de gestion politique. Ainsi avons-nous vu la France extrêmement centralisée selon la tradition jacobine, amorcer un mouvement de régionalisation et de décentralisation, qui s'amplifie depuis les années 1960, et qui se traduit même à la fin du XXe siècle par une réhabilitation des langues locales, bretonne, basque, corse, etc. Et la construction de l'Union européenne permet et même favorise une augmentation des autonomies locales de la Catalogne, de la Wallonie, de l'Écosse, de la Slovaquie, etc.
Que peuvent nous apporter les nouvelles technologies de communication numérique dans une telle perspective, à laquelle elles contribuent puissamment ?
Nous soulignerons une dizaine de points majeurs.

Mieux communiquer

L'Internet est un peu la forme moderne du tam-tam africain. Il repose sur un langage très simple de communication, binaire, 1 ou 0, avec protocole d'authentification de l'émetteur et du récepteur. Pourtant, grâce à la rapidité de transmission et à la puissance de calcul et de mémoire des ordinateurs, ce nouveau tam-tam électronique, constitue une véritable révolution dans les communications.
En outre il recrée une communication plurisensorielle, mêlant le visuel, le son, le mouvement et l'interactivité, beaucoup plus proche de la tradition africaine de communication orale, alors que l'invention de l'imprimerie avait réduit notre mode livresque de communication à une linéarité visuelle et linéaire. L'Internet a donc vocation à devenir un mode de communication à distance très populaire, efficace, immédiat et convivial. Encore faudra-t-il que les gens se l'approprient. Il y a encore beaucoup de personnes qui ont une carte d'affaires indiquant une adresse de courriel, mais qui ne répondent que rarement quand on s'adresse à eux, tout simplement parce qu'ils n'ont pas encore pris l'habitude de vérifier régulièrement leur boîte de courrier électronique. Et changer nos habitudes, ce n'est rien par rapport au défi de mettre en place réellement les infrastructures technologiques nécessaires à la généralisation de l'usage d'Internet.
Certes, les satellites, les communications radio ondes courtes et de basse fréquence, alliées à la téléphonie sans fil, vont permettre de sauter dans les pays en développement la longue et coûteuse étape du câblage, par laquelle les pays du Nord ont dû passer. Mais cette infrastructure n'est pas encore disponible et elle constitue la priorité des priorités dans tous les pays du Sud. Faute de quoi, le rattrapage que nous pouvons espérer se traduira plutôt par le creusement encore plus profond de l'apartheid technologique. Cela suppose, dans l'état actuel des choses, que les pays du Nord, qui nous parlent tant de mondialisation, apportent une aide technologique réelle et rapide aux pays du Sud pour bâtir leurs infrastructures et leurs réseaux. Et cela suppose aussi la volonté politique des pays du Sud de mettre fin le plus vite possible à tous les monopoles de compagnies publiques ou privées, étrangères ou locales de télécommunications, qui actuellement freinent trop souvent le progrès, avec des tarifications prohibitives.

Favoriser l'accès à l'information

Le développement des réseaux de communications numériques va favoriser rapidement non seulement les échanges de courriels entre individus et les forums de discussion, mais aussi un accès plus large à toutes les sources d'information grâce à la navigation sur le Web. On y trouve désormais des milliards de pages d'information sur tous les sujets scientifiques, économiques, professionnels, techniques, sociaux, politiques et culturels, sans filtrage ni censure. Et c'est là une source de connaissance et de développement absolument extraordinaire, pour ceux qui ont le privilège de pouvoir y accéder. Des moteurs de recherche et des agents intelligents peuvent désormais vous aider à naviguer dans ce labyrinthe de connaissances en ligne et à trouver rapidement ce que vous recherchez. Vous y trouvez une véritable bibliothèque virtuelle de tous les livres et documents théoriques et pratiques possibles, le plus souvent encore gratuitement, 24h sur 24, où que vous soyez dans le monde, dès lors que vous pouvez vous connecter. En outre, ces sources de connaissances sont constamment actualisées et enrichies et vous pouvez même y ajouter votre propre contribution, vos propres recherches et publications, de l'information sur vos activités, votre culture, votre pays, en un instant, qui seront immédiatement accessibles à tous. Il s'agit là d'une révolution inespérée, d'une importance stratégique essentielle, alors que nous sommes entrés dans l'ère des sociétés de l'information et du savoir. Encore faut-il, là encore, et ce sera mon leitmotiv pour chaque point de cette conférence, que les pays du Sud puissent saisir cette chance incroyable et disposent pour cela des infrastructures, des équipements nécessaires, en fassent la promotion sociale et offrent la formation de base requise pour en bénéficier.

S'ouvrir au monde

L'Internet a une vocation transnationale. Il ne s'arrête pas aux frontières et il est difficile de le contrôler. Il permet donc à chacun de voyager dans le monde entier, de découvrir d'autres cultures, d'autres valeurs, et inversement il donne accès à tous à votre propre pays, votre culture, même si vos appartenez à un petit pays, à une culture locale méconnue, à un groupe social marginal. L'Internet peut vous ouvrir portes et fenêtres sur le monde entier et réciproquement, en voyageant virtuellement. De ces échanges vont naître un enrichissement de l'esprit, une valeur ajoutée culturelle et sociale extrêmement productive. Des logiciels de traduction en ligne en temps réel vont permettre à chacun de comprendre des sites Web arabes, espagnols, chinois, japonais, finlandais ou vietnamiens, qui sont actuellement inaccessibles, faute de connaître la langue. L'Internet offre donc une vaste Encyclopédie vivante de connaissances sur le monde entier, qui augmente tous les jours. Dans l'avenir, les nouvelles générations d'Internet permettront même de regarder sur son ordinateur ou sa télévision numérique, des films, d'écouter des concerts, de visiter des musées virtuels, d'assister en temps réel à des conférences ou à des événements majeurs, venant de partout dans le monde. Cet accès haut débit à L'internet est une clé de son succès pour l'avenir. Il faut espérer que ce sera aussi une priorité pour les pays du Sud. On voudrait espérer que l'Internet de 2e génération et de 3e génération se répandront répandront dans le monde comme la télévision, qu'on trouve désormais presque partout, jusque sur un bateau-maison du fleuve Mékong, ou dans une paillote au sol de terre battue d'un village rural du Mexique.

Favoriser la démocratie

Sans doute la démocratie est-elle un défi quotidien pour tous, non seulement pour les pays pauvres, mais même pour les pays riches, comme on vient de le constater une fois de plus aux États-Unis. On le sait : la libre circulation de l'information est l'une de ses bases les plus efficaces. Et c'est précisément ce que favorise l'Internet. On assiste d'ailleurs à diverses tentatives de gouvernements qui ne s'ouvrent que très lentement à la démocratie, pour filtrer et contrôler les informations qui circulent sur l'Internet. Cela se comprend pour des sites Web racistes ou pornographiques, mais il faut espérer que l'information circulera de plus en plus librement par l'Internet dans tous les pays. Et l'Internet permet aussi à des organisations non gouvernementales de dénoncer les crimes contre l'humanité, le non respect des droits de l'homme, de mener des campagnes, souvent efficaces, pour obtenir la libération de prisonniers politiques qui se comptent encore par milliers dans le monde. L'Internet a aussi aidé des militants contre les excès de la mondialisation, à se mobiliser à Seattle et ailleurs contre les politiques de l'Organisation mondiale du commerce ou du Fonds monétaire international. Une sorte de conscience critique planétaire peut se renforcer et s'exprimer à travers l'Internet. Le libre accès à l'Internet est donc un indicateur de la réalité de la démocratie dans chaque pays.

Créer et animer des communautés humaines

La démocratie politique, la vraie ne peut s'accomplir que dans des communautés à échelle humaine, villes, régions ou nations, impliquant la différence, et où le droit de vote puisse s'exercer dans un rapport de proximité. Il suffit d'essayer d'imaginer ce que serait une " démocratie mondiale " pour prendre la mesure de cet impératif : ce ne pourrait être qu'une dictature centraliste et bureaucratique. Un gouvernement mondial, ce serait un totalitarisme, tel que l'évoquait l'écrivain Orson Wells, une techno-structure digne des cauchemars de la science-fiction. Il faut l'admettre, même si de nos jours, l'utopie mondialiste promeut des valeurs transnationales : il ne peut y avoir de démocratie sans nations et solidarités de proximité.
Et c'est là encore que l'Internet peut nous aider.
L'Internet est un médium impliquant une attitude beaucoup plus pro-active de l'individu que les autres média tels que le téléphone et la télévision . Il demande un effort individuel, là où la télévision encourage la passivité. Il demande une initiation technique à un savoir plus complexe, impliquant l'appartenance à un groupe privilégié de cybernautes et introduisant à un nouvel espace imaginaire, celui du cybermonde.
L'effort crée une valeur et le partage de cette valeur une communauté, qui sait se reconnaître et affirmer cette appartenance. Chaque cybernaute se sent valorisé en se rattachant à un groupe.
L'Internet permet donc de créer des solidarités locales, d'animer et de soutenir des communautés rurales, féminines, professionnelles, culturelles, etc., qui sont le tissu même du dynamisme et des consensus d'une société. L'Internet est un facteur d'intégration sociale extrêmement positif et contribue à compenser l'éclatement individualiste de nos sociétés. Il contribue à animer ou créer des solidarités sociales. Dans les pays du Sud, en Afrique, comme en Asie, il devrait donc être très apprécié par chacun et par les gouvernements eux-mêmes.

Les femmes à la conquête du Web

Permettez-moi, Messieurs, de vous provoquer un peu. Vous pensez souvent être seuls capables d'ouvrir un ordinateur, de charger des logiciels, de débloquer un bogue informatique, et de naviguer sur Internet. Mais on peut prédire que ce sont les femmes qui tisseront de plus en plus la Toile. Les 3 W du World Wide Web vont changer de sens et devront se lire comme suit : Women Weawing the Web, les femmes qui tissent la Toile, pourrait-on dire en anglais. La Toile a une vocation féminine qui ne tardera pas à se révéler. Déjà la moitié des Internautes sont des femmes, selon les statistiques mondiales.. Elles aiment y naviguer, s'y rencontrer, y échanger leurs expériences, et y tisser des solidarités. Elles aiment souvent moins l'aspect technologique de la Toile que les hommes, mais plus l'aspect humain et communicationnel. Les hommes disent que les femmes aiment parler, bavarder. Eh bien! Elles trouvent dans la Toile l'occasion de clavarder, comme on dit en québécois - bavarder avec le clavier de l'ordinateur - et y recherchent des informations utiles à la conduite de leur vie quotidienne. Il ne faudrait pas pour autant que les Africains prennent peur de l'Internet! Les femmes ont beaucoup à y gagner, car cela leur permet, à elles qui sont souvent plus confinées à la maison que les hommes par les tâches du foyer et l'éducation des enfants, de s'en évader et de s'intégrer davantage dans l'actualité sociale du pays.

Former et éduquer

L'Internet peut être un puissant outil d'éducation et de formation. La première étape, incontournable, est évidemment la formation à l'usage de l'Internet. Un pays du Sud dynamique devrait former les enfants dès l'école primaire à l'Internet. Bien sûr, cela prendra du temps, car il faut d'abord brancher les écoles. Et ce qui a été fait en ce sens en Amérique du Nord, puis en Europe, à coup de millions en quelques années, prendra beaucoup plus de temps dans les pays en développement. Et à quoi cela servirait-il, si les infrastructures de communication ne sont pas d'abord mises en place. Vous connaissez mon leitmotiv : il faut bâtir les réseaux Internet : c'est aussi important que les réseaux fluviaux, ferroviaires, routiers et aériens. Dans les pays du Nord, c'est la construction des lignes de chemin de fer, qui a déclenché la prospérité de la révolution industrielle. Aujourd'hui, le même défi s'offre à nous, cette fois avec les réseaux numériques. Ne nous y trompons pas, cependant. Après le succès à demi manqué du commerce électronique, beaucoup croient aujourd'hui que l'avenir de l'Internet, c'est l'enseignement à distance, le e-learning, dit-on en anglais, parce que les investisseurs des pays riches croient à nouveau avoir trouvé une source de profit prodigieuse. Cela devient même la nouvelle bulle spéculative.
D'abord, il faut distinguer entre éducation et formation professionnelle. L'éducation demande une proximité du maître et de l'élève, un échange pédagogique direct, qui exige la participation active de professeurs réellement présents et disponibles - pas des professeurs virtuels. Dans ce rapport pédagogique humain, dont on ne saurait se passer, L'Internet et les cédéroms interactifs peuvent apporter un soutien pédagogique très utile, notamment pour l'alphabétisation, et pour l'apprentissage des connaissances de base.
Dans le cas de la formation professionnelle - laboratoires de langue, comptabilité, formation technique -, l'enseignement à distance se justifie beaucoup mieux et peut apporter beaucoup, mais à condition cependant d'être hybride, de mêler étroitement le soutien humain et pédagogique auprès de l'apprenant, et les outils innovateurs de l'école virtuelle. L'enseignement à distance doit demeurer un enseignement humain assisté par ordinateur pour assurer les meilleures chances de succès. Un tel mode d'enseignement peut être très efficace, beaucoup plus performant que l'enseignement traditionnel. Mais il y a un prix à payer : il est meilleur, mais il ne coûte pas moins cher que l'enseignement traditionnel, au contraire! Ceux qui voient dans le e-learning une solution moins chère pour l'enseignement et la formation professionnelle, parce que cela permettrait de se passer de bâtiments scolaires et de professeurs se trompent lourdement. C'est regrettable, mais cela doit être souligné, car c'est un enjeu très important.

Améliorer les services publics

L'Internet peut être un outil très efficace pour les gouvernements, pour les associations corporatives ou pour les ONG de donner facilement des services à la communauté des citoyens et à leurs membres. Les campagnes d'information, de prévention peuvent ainsi être relayées et amplifiées. Dans les pays riches, les gouvernements gèrent de plus en ligne leurs propres administrations et les rapports avec leurs citoyens. Dans des pays en développement, la priorité pourrait être davantage la télémédecine et les politiques de prévention et d'information de base, notamment pour les zones rurales et les régions éloignées. Ainsi, un médecin local ou itinérant, seul ou avec un bus médical, peut envoyer par Internet des radiographies ou des bilans médicaux à un hôpital régional, qui disposera de spécialistes pour établir un diagnostic à partir de ces données et permettre au médecin itinérant en zone rurale de disposer en ligne de ressources que seul l'hôpital peut offrir. Cela peut constituer un progrès considérable.
De même, un professionnel en cadastre, en analyse environnementale, en droit, peut consulter des bases de données en ligne, et envoyer pour analyse des relevés de données locales. Le télétravail, sous toutes ses formes, élémentaires et plus sophistiquées, pour la gestion, l'éducation, le commerce, etc. trouveront de plus en plus, dans les zones sous-équipées des pays du Sud, un relais efficace avec l'Internet, leur permettant de disposer de ressources informationnelles indispensables, mais non disponibles sur place.

Se prendre en mains : miro-initiatives et micro-commerce

Dans les pays à majorité rurale du Sud, des responsables locaux pourraient disposer de conseils, d'un accompagnement spécialisé, de modèles de développement, d'informations environnementales, professionnelles et juridiques nécessaires au succès de micro-initiatives économiques, commerciales ou sociales déterminantes pour l'amélioration des conditions de travail et de vie locale. Une coopérative agricole, artisanale ou de pêche peut être créée avec l'aide de professionnels, qui cependant ne peuvent pas demeurer sur place, car ils doivent fournir les mêmes services dans d'autres villages. Le suivi nécessaire peut cependant être assuré quotidiennement à distance, y compris avec l'envoi de photos numérisées qui montrent les méfaits d'un parasite sur une plante, ou l'aménagement d'un équipement, ou la topologie d'un lieu. Les ressources humaines qualifiées étant souvent insuffisantes localement, il s'agit là d'une aide extrêmement précieuse au développement des pays du Sud. Et ce n'est pas tout : la gestion commerciale peut aussi être suivie à distance, ainsi que la gestion immédiate des stocks et du transport pour la vente en ville ou à l'exportation, ce qui est particulièrement utile pour des denrées périssables, telles que fruits, légumes, viande et poisson. C'est déjà ainsi que beaucoup de fermiers du Nord gèrent leur production et sa vente. On peut être paysan et savoir rapidement se servir d'un ordinateur et de l'Internet. Là encore, cependant, cela suppose de la formation et surtout l'implantation des infrastructures de communication, qui font encore défaut. Les responsables gouvernementaux et politiques n'ont pas toujours encore pris conscience de la priorité de ces infrastructures, et les pays du Nord ne peuvent pas aider, s'il n'y a pas une demande consciente et une volonté efficace des gouvernements des pays du Sud.

Il est possible de se prendre en mains dans le domaine des technologies numériques. À preuve : l'ordinateur du pauvre, le Simputer

En Inde, où l'on compte en ce début de siècle moins de 5 millions d'ordinateurs personnels pour une population de plus d'un milliard d'habitants, mais qui a des talents et des ambitions en science informatique mondialement reconnues, l'État du Karnataka a initié une " Silicon Valley " indienne, près de Bangalore. C'est là que la Fondation Simputer a mis au point un petit ordinateur destiné aux masses rurales, dont le prix de vente pourrait être inférieur à 200$, et qui disposera de la connexion Internet et d'une puce permettant les transactions en ligne. Il offrira aussi, compte tenu de la diversité des langues officielles en Inde, un système multilingue de traduction en ligne. Le Simputer , gros comme un agenda électronique, fonctionnera avec des piles ordinaires, comme un poste de radio, pour résoudre les problèmes du manque d'électricité dans les zones rurales. Son écran sera tactile, avec des icônes et un système de commande vocale multilingue, afin d'être utilisable par les populations analphabètes. Les créateurs du Simputer espèrent aussi pouvoir vendre la licence de cet " ordinateur du pauvre " dans les autres pays du Sud, et peut-être même, acquérir une expertise technologique applicable de façon plus générale pour une nouvelle génération d'ordinateurs de poche banalisés ou ordinaires, pourrait-on dire.

Voilà, me semble-t-il, un exemple inspirant pour tous, gens du sud et gens du Nord. Nous ne pouvons pas accepter que la fracture entre les pays du Nord et ceux du Sud se creuse davantage. Outre l'injustice morale inacceptable que cela constitue, une telle situation peut devenir explosive, comme on le voit chaque jour en Afrique, en Indonésie et ailleurs. Il faut au contraire profiter de cette sorte de redistribution des cartes que signifie la révolution des technologies numériques pour innover. Nous devons envisager de nouveaux modes d'action et de coopération à l'intérieur des pays du Sud, qui doivent apprendre à se prendre en charge eux-mêmes, mais aussi entre pays du Sud, et en coopération avec les pays plus riches.
Précisément parce que nous ne comptons encore aujourd'hui qu'une toute petite minorité d'êtres humains connectés, ceux-là même qui sont privilégiés ont une lourde responsabilité pour contribuer à l'élargissement de l'accès aux réseaux de communication numérique, qui peuvent se bâtir assez rapidement, s'il y a une véritable volonté de le faire. Mais cette volonté suppose la connaissance de ces nouvelles technologies et la compréhension de leur potentiel exceptionnel. Cette connaissance et cette intelligence du potentiel ne sont pas encore assez partagées par ceux qui ont un pouvoir décisionnel. C'est à cela qu'il faut travailler et quelle que soit la difficulté du défi à relever, c'est déjà un premier majeur dans la bonne direction que de l'avoir identifié.

En guise de conclusion.

Il ne faudrait pas que les pays du Nord voient le développement de l'Internet dans les pays du Sud comme une extension de leurs visions et usages d'inforiches, car cette approche risquerait fort d'obéir une fois de plus à une logique post-coloniale, plus adaptée au développement des pays du Nord, qu'à ceux du Sud. Il est important, au contraire de partir de l'analyse des priorités, des usages sociaux et des cultures des pays du Sud, de chacun d'entre eux, bref de la base, pour y développer des pratiques de l'Internet adéquates à leurs besoins propres et le plus souvent fort différents de celles du Nord. Autrement dit avec une image, il faut concevoir le développement de l'Internet dans les pays du Sud comme autant de démarches arborescentes enracinées dans le sol culturel et économique de chacun de ces pays, et surtout pas comme un grand arbre du Nord, qui étendrait ses branches protectrices tout autour de la terre et notamment sur les pays du Sud et voudrait nous faire espérer que ces pays émergeants pourraient développer l'Internet sous son ombre, ou ramasser les fruits de la mondialisation qu'il y laisserait tomber par compassion, générosité ou calcul, mais qui n'ont aucune chance d'y donner naissance à des arbres du Sud.
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