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La société de l'innovation

Les laboratoires du futur

Publié dans Le Devoir du 22.01.02



Évoquant Les nouveaux pouvoirs, Alvin Toffler écrivait en 1990 : " Le héros de notre temps n'est plus l'ouvrier en bleu, ni le financier, ni le manager, mais l'innovateur qui associe le savoir imaginatif et l'aptitude à l'action ". Et c'est bien là que se situe aujourd'hui le moteur de l'histoire, dont les enjeux se déclinent moins désormais sous le signe d'une société du travail (dit abusivement salvateur ou créatif), d'une société de consommation (par trop inégale et en déficit de sens), d'une société du loisir (mort-née), d'une société du spectacle (accusée de tous les maux), ou même d'une société de l'information (pour dire quoi, à qui ?), ou des réseaux (il y en a toujours eu), que d'une société de l'innovation.

Soulignons d'abord que l'innovation, intellectuelle ou technique, indéniable, n'a rien à voir avec le Progrès humain, qui mérite une majuscule parce qu'il est une avancée morale - mais à vrai dire fort hypothétique et dont nous ne débattrons pas ici. Mais qu'est-ce que l'inédit? Le plus souvent, c'est ce qui apparaît d'abord comme farfelu, faux, irrecevable ou irréaliste. Tout le poids des savoirs et des institutions constitués s'y opposent, que ce soit en science ou en politique. C'était vrai aussi dans le domaine des arts jusqu'au temps des écrivains romantiques et des peintres impressionnistes, d'abord traités d'écrivailleurs et de barbouilleurs ridicules et scandaleux. Ce ne l'est plus : depuis l'époque des avant-gardes, les arts nous ont appris à cultiver la nouveauté et à évoluer face à nos attitudes habituellement conservatrices.

De même en science, Pasteur en découvrant les microbes - à l'encontre de l'évidence expérimentale établie par les institutions médicales de son époque, Einstein en imaginant la relativité, sans se soucier qu'elle puisse être démontrée ou contredite par l'observation, ont déverrouillé le couple Vérité/Autorité établi par des millénaires de tradition. Gaston Bachelard l'a souligné : c'est en reniant ses acquis, que la science progresse.

Les idées nouvelles naissent dans les terrains vagues ou dans les eaux troubles de la connaissance, dans le questionnement des évidences qui ne sont le plus souvent que des habitudes, dans l'expérimentation, dans les contradictions, les paradoxes, les complexités, la discontinuité, l'obscurité, l'incertitude, les logiques floues et le jeu, dans l'hybridité des savoirs, entre deux chaises, entre deux tiroirs de la connaissance, dans le zapping et les associations incongrues d'idées, dans les démarches nomades de l'esprit, dans le doute et l'interrogation des métaphores, des paradigmes, des intérêts et des peurs de l'inconscient, dans les chemins de traverse de l'imaginaire, dans le hasard et les maladresses des manipulations, des malentendus, des lapsus du langage, voire dans le risque de se tromper, dans la nécessité pour survivre, dans la contestation ou dans la lutte du plus faible contre le plus fort.

Et même un banquier très en vue et très conservateur, David Rockefeller a pu consacrer un livre à " L'imagination créatrice dans les affaires " sans perdre sa crédibilité! L'imagination n'est plus " la folle du logis! ". Mais c'est dans le domaine social et politique, que l'innovation demeure encore de nos jours le défi le plus difficile à surmonter, face à la peur de l'inconnu et aux réflexes conservateurs, de droite comme de gauche, fédéralistes comme souverainistes, patronaux comme syndicaux. Ainsi, Michel Crozier a longuement analysé le " blocage " de la société française il y a quelques années, et nous voyons bien aujourd'hui à quel point l'évolution constitutionnelle nécessaire paraît bloquée au Canada. Il faut parfois oser lâcher sa ceinture de sécurité pour initier, car tout blocage entraîne à plus ou moins brève échéance un recul dans la compétition par rapport aux autres, voire des désordres. Et le calcul des risques demeure toujours un pari. C'est vrai pour la religion, pour les politiques de l'éducation, de la santé, des manipulations génétiques, des fusions municipales tout autant que dans le domaine constitutionnel. Et c'est le ressort même des industries cultuelles. Car les grandes innovations, celles qui constituent le moteur d'une société, quel que soit leur domaine, apparaissent toujours d'abord comme des ruptures.

L'innovation requiert la transversalité créatrice, celle que vante Edgar Morin, et donc la rencontre entre artistes, scientifiques, philosophes, entrepreneurs, poètes. Elle s'inspire de la connaissance en arabesque - non linéaire -, même dans les logiques les plus sophistiquées de la programmation informatique et des mathématiques.

Nicholas Negroponte, le célèbre directeur du Média Lab du MIT, publiait récemment dans le magazine américain Wired un article sous ce titre : " D'où viennent les idées nouvelles? " Il soulignait qu'elles viennent des gens, des individus, et s'intéressait aux conditions les plus propices, celles de la liberté d'esprit. Il faut donc créer un environnement favorable. Peut-on favoriser leur multiplication, au bénéfice de l'ensemble de la société? Voilà toute la question.

Pour y parvenir, il faut promouvoir une culture de l'innovation, basée moins sur le respect de l'autorité des savoirs institués que sur une valorisation des remises en question et de l'expérimentation. Cela nécessite une pédagogie de l'innovation, au plus haut niveau, comme dans les institutions d'enseignement et de recherche. Et dans le domaine des industries culturelles aussi bien qu'en sciences et en technologies, il faut instituer des laboratoires du futur. L'État doit y financer autant la recherche fondamentale, - que les entreprises privées n'ont pas vocation, ni intérêt à financer -, que la R&D dans des laboratoires orientés objet.

L'innovation repose sur la recherche en groupe, mais aussi sur l'imagination créative de chacun de nous, sur l'artiste-chercheur, bloqué, enfoui, censuré, empêché, ou épanoui, cultivé et exalté, qui est potentiellement en chacun de nous. Le ressort est le même, que nous nous exprimions en tant qu'artistes, scientifiques, ingénieurs, entrepreneurs, fonctionnaires, pédagogues, médecins, politiciens, travailleurs sociaux ou ouvriers, dès lors que nous pouvons accéder à la liberté de pensée et d'expression, fondement de l'innovation autant que de la démocratie.

Nous le savons : dans la nouvelle économie, la matière grise est devenue notre matière première. L'information et l'innovation sont désormais notre capital; la propriété des idées est aujourd'hui plus décisive que celle du terrain ou des outils de production. Dans la société de l'âge des réseaux, comme le souligne Jeremy Rifkin, nous passons du capitalisme industriel au capitalisme culturel : " Le capital intellectuel est le véritable moteur de cette ère nouvelle, et il est d'autant plus convoité. Ce sont les concepts, les idées, les images, et non plus les choses, qui ont une vraie valeur dans la nouvelle économie. Ce sont l'imagination et la créativité humaines, et non plus le patrimoine matériel, qui incarnent désormais la richesse " (La société de l'accès).

En créant Hexagram, un Institut commun en recherche et création en arts et technologiques médiatiques, les deux universités Concordia et UQAM, avec le soutien des deux gouvernements et en particulier de Valorisation Recherche Québec, visent précisément à instituer cet environnement propice à la création de contenus numériques innovants pour les industries culturelles. Nous voudrions que s'y rencontrent à la fois des artistes, des scientifiques, des poètes, des développeurs en informatique, des entrepreneurs. Il y faut aussi des artistes-philosophes, de ceux dont Nietzsche disait : " ils connaissent en inventant, ils inventent en connaissant ". Tous ces chercheurs-créateurs sauront bien, dans le côtoiement des idées, faire jaillir l'innovation. Hexagram est tout un symbole pour notre société, mais aussi un outil de développement essentiel à notre avenir. Désormais, souligne encore Jeremy Rifkin, " l'économie mondiale n'est plus une gigantesque usine, mais plutôt une grandiose scène de théâtre ". Et il précise : " Le jeu, le cinéma, la télévision, les mondes virtuels du cyberespace et toutes sortes d'activités récréatives reposant sur les médias électroniques sont en train de devenir l'axe porteur d'une forme d'hypercapitalisme qui exploite l'accès aux expériences culturelles ". La nouvelle économie, c'est celle des communications et des expériences culturelles que nous produisons, que nous échangeons et qui fondent notre vie sociale, mais aussi nos valeurs et notre richesse commune.

Le meilleur de la puissance des États-Unis repose aujourd'hui sur cette notion. L'innovation est la clé de notre avenir. Il suffit pour s'en convaincre de constater à quel point se creuse hélas de nos jours le fossé entre info-riches et info-pauvres, entre pays de cultures de l'innovation et pays de cultures conservatrices, et qui accentue la fracture mondiale entre les civilisations du Nord et celles du Sud. Là encore, et si nous voulons éviter le pire, qui ne manquera pas d'atteindre aussi par contre coup les pays riches du Nord, il faudra, pour trouver des solutions, oser considérer et mettre en oeuvre beaucoup d'idées nouvelles.

Espérons que ce concept d'artistes-chercheurs sache nous inspirer. Et il ne faudra pas oublier que l'innovation ne vaut que par l'ensemble et la diversité des actions qui la mettent en oeuvre.

Copyright : Hervé Fischer

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