Le Québec, carrefour stratégique international des inforoutes et du multimedia.
par Hervé Fischer
article publié par Le Monde, mai 1997
Porte d'entrée de l'ensemble anglophone canadien et nord-américain, le Québec paraît fragilisé par sa singularité linguistique et culturelle et menacé d'assimilation. Mais je suis de ceux qui voient plutôt dans cette différence un atout majeur, pour lui-même, pour les pays francophones, et assurément aussi pour le Canada. E effet, Montréal jouit grâce à son positionnement géo-politique, d'une double ouverture sur le les cultures, les langues et les marchés européens et nord-américains.
Le cas du Québec me fait penser quelquefois à Hong Kong. Gommer la différence, serait une erreur historique, économiquement et politiquement, dans un cas, comme dans l'autre. Si la Chine décidait de réduire Hong Kong à un statut de ville chinoise ordinaire, elle se priverait de cet interface entre elle et l'Occident, qui bénéficie aux deux, et plus encore peut-être, du fait de son unicité, à la Chine qu'à l'Occident. L'enjeu stratégique international de cette différence qui s'appelle "Le Québec" en Amérique du Nord est majeur, et contraint le Québec et le Canada à trouver à terme une solution qui garantisse cette différence, et la bonne entente nécessaire qui pourra en résulter, pour l'avantage de tous..
L'usage du français, que le Québec partage avec d'autres groupes de population au Canada, et avec la France, dans un ensemble de quelques 50 pays diversement francophones dans le monde, appelle moins, à mon sens, une résistance résignée et frileuse face à la domination de l'anglais dans les affaires, la science et les nouvelles technologies de communication, qu'une politique dynamique, où le Québec a d'ailleurs souvent pris l'initiative. Et le moment est venu, semble-t-il, où cette politique va s'organiser davantage.
Car le moment est favorable. Le temps de la domination américaine sur les réseaux Internet est révolu. C'est ce qu'ont déjà souligné plusieurs experts, dont Jean-Claude Guédon, lors de la Conférence mondiale INET 96 à Montréal, il y a bientôt déjà un an. En effet, l'émergence rapide du multilinguisme sur les inforoutes ramène l'anglais à moins de 50% des langues utilisées. Et il est inévitable que cette évolution s'accélère avec l'arrivée massive de millions d'internautes sur le réseau d'ici l'an 2000, chacun avec sa langue maternelle, qu'elle soit le français, l'espagnol le portugais, le chinois ou l'arabe pour nommer des langues très répandues, ou le catalan, le suédois, le japonais, le malaisien, ou plusieurs langues africaines, etc., qui soudain vont trouver un accès universel au réseau le plus international de communication. L'Internet va devenir une véritable tour de Babel (virtuelle ? disons plutôt: bien réelle!).
Qui pourrait dire aujourd'hui que le réseau téléphonique est encore sous la domination de la langue maternelle de ses inventeurs? Et pourtant, ça marche, de mieux en mieux avec la numérisation et les satellites, et personne ne dénonce de domination linguistique dans les réseaux téléphoniques.
Il est donc essentiel pour les pays de l'espace francophone, comme pour les autres pays non anglophones de s'équiper avec les infrastructures technologiques nécessaires et de faciliter réglementairement et financièrement l'accès à ce réseau international, à commencer par la France. Le "Rapport sur la France et la société de l'information: un cri d'alarme et une croisade nécessaire", que vient de publier le sénateur Laffitte est important. Son auteur affirme que: "Les formules nuancées ou les expressions diplomatiques ne me paraissent pas de mise. Il faut crier et être brutal, quand on a mal pour l'avenir de son pays et de sa culture. Malgré le retard qui s'accumule, nous pouvons encore réagir. D'autant plus que nous disposons d'atouts solides. Mais si une vraie mobilisation n'est pas déclenchée, avec les moyens financiers et médiatiques adéquats, c'est à coup sûr le déclin." Je suis convaincu que cet appel sera entendu et honoré très rapidement.
Il se trouve que cet enjeu stratégique devient aussi celui du Québec. Car même si le Québec bénéficie déjà d'une belle dynamique, avec des industries, des entreprises, des créateurs remarquables, et un réseau d'usagers aussi important que la France, pour une population 10 fois plus petite, il ne saurait résister seul au pouvoir de ses voisins.
C'est pourquoi nous nous réjouissons que L'Agence de la Francophonie, le Canada et le Québec accueillent ensemble à Montréal en mai prochain l'importante Conférence des 49 ministres francophones chargés des inforoutes. Ce sera incontestablement le moment de décisions politiques essentielles au développement de l'espace francophone des inforoutes, en y reliant aussi les pays du sud. Pour ceux-ci, le développement des nouvelles technologies de communication ne doit pas creuser encore le fossé qui nous sépare, mais au contraire leur donner une nouvelle chance d'accéder au concert des pays développés, comme le soulignait Bill Gates lui-même en faisant don à une communauté universitaire à Soweto en Afrique du Sud en mars dernier d'un équipement informatique permettant de servir localement un "village digital".
La Conférence des Ministres de Montréal sera aussi l'occasion de présenter au MIM - Marché International des Inforoutes et du Multimédia, le 1er Carrefour des technologies, produits et sites développés par les industries, institutions et gouvernements des pays membres de la Francophonie. Les rencontres Internationales du MIM traiteront notamment des problématiques de la francophonie, du multimédia et des inforoutes; et les Compétitions internationales primeront des sites, cd-roms et technologies francophones.
Il est clair, cependant, que la bataille pour le français ne peut se gagner qu'au nom de la légitimité de la diversité culturelle et linguistique dans le monde. Et c'est ainsi que nous positionnons le MIM, comme le seul marché véritablement international de toute l'Amérique du Nord. Il faut bien reconnaître que toutes les grandes messes commerciales des inforoutes et du multimédia aux États-Unis, sont quasi exclusivement américaines: un milieu parfois très difficile pour les entreprises étrangères, qui n'ont guère de chances de s'y faire remarquer et d'y négocier des contrats, à moins d'être déjà solidement implantées avec des bureaux aux États-Unis.
Et j'ajouterai que même les Américains découvrent qu'une grande partie du marché mondial leur échappera, et même une partie de leur immense marché intérieur, notamment de langue espagnole, s'ils ne prennent pas en compte eux aussi cette diversité linguistique et culturelle.
C'est pourquoi aussi le MIM organise la 1ère Conférence Internationale de localisation (traduction et adaptation des produits aux langues et cultures d'autres pays), avec des participants des cinq continents.
En prônant l'internationalisme, l'importance du français, les valeurs de la diversité linguistique et culturelle, le MIM fait écho au positionnement du Québec et à sa vocation au Canada et en Amérique du Nord. Car le Québec est un carrefour stratégique, pour lui-même certes, mais aussi pour la France, pour les pays francophones, et pour tous ceux qui partagent ce même intérêt stratégique. Ainsi le veut la mondialisation des marchés et l'analyse des enjeux majeurs de la révolution technologique qui secoue notre planète.
En outre, si l'enjeu commercial des nouvelles industries de communication ne fait pas de doute, beaucoup s'accordent à penser que le marché des contenus va devenir encore beaucoup plus important. Un américain, toujours le même, Bill Gates, l'homme le plus riche du monde, l'a compris aussi et s'emploie avec sa filiale Corbis, à acheter le plus de contenus possible, dont le fameux achat du Codex de Léonard de Vinci a pris valeur de symbole.
On reconnaîtra qu'à cet égard l'Europe, l'Orient et plusieurs pays du sud sont assis sur des trésors inestimables et qu'ils feraient mieux de transformer eux-mêmes ces "matières premières" précieuses et non renouvelables, plutôt que de les céder à bas prix à des pays manufacturiers qui vont en tirer des profits considérables et les leur revendre au prix fort, une fois transformés en produits multimédia.
Les contenus, les langues, la diversité culturelle sont non seulement des valeurs universelles, appartenant à notre patrimoine mondial, des références politiques d'appartenance et d'identité qu'il faut respecter d'autant plus que la mondialisation se consolide: ces équilibres sont aussi nécessaires à la paix. La révolution des nouvelles technologies de communication fait émerger un rôle nouveau et singulier pour le Québec, en le rapprochant de ses partenaires européens, puisque ces technologies annulent les distances et brisent l'isolement où le Québec fut enfermé pendant des siècles. Nous entrevoyons à peine les conséquences majeures qui vont en résulter pour l'équilibre stratégique du Québec. Mais je crois que ce sera à l'avantage de tous.
Les langues sont aussi des valeurs économiques et commerciales, qu'il ne faut pas brader. Nous allons de plus en plus prendre conscience de la valeur économique des cultures, des différences culturelles et de la multiplicité des produits culturels qu'elles engendrent. Leur diffusion mondiale "en ligne", que la révolution technique va susciter, constituera un nouveau bond en avant, après l'imprimerie, puis la télévision. Car l'Internet favorise la multiplication des producteurs à l'infini, pour des coûts très modestes, à l'opposé de la sélection sévère et selon des critères de pouvoir ou de richesse , qu'impliquent le plus souvent l'imprimerie et la télévision.
Cette explosion des "micro-media" individuels et l'accès au réseau de communication universelle qui leur est désormais offert, constitue à coup sûr une autre révolution majeure pour l'humanité. L'aventure continue, difficile à prévoir, à analyser, mais inévitable.
Faut-il faire sonner les trompettes du Progrès ou de Jéricho? Plus humblement, il faut rappeler que sans doute la moitié de l'humanité est analphabète. Et que même pour utiliser un ordinateur, dans notre nouvelle civilisation électronique triomphaliste, il faut savoir lire davantage que les innombrables pictogrammes de ce nouveau langage universel des "temps modernes", qui domine nos routes et nos inforoutes.
Hervé Fischer,
Président du MIM*
*Le MIM - Marché International des Inforoutes et du Multimédia -, se tiendra à Montréal au Palais des Congrès, du 21 au 23 mai.
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