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Le Devoir
CULTURE, samedi 10 mai 2003, p. F6




Hervé Fischer brûle-t-il ce qu'il a adoré ?

L'instinct de puissance pourrait nous conduire à une barbarie post-humaniste, dit le philosophe

Antoine Robitaille

Hervé Fischer fut l'enthousiaste organisateur du MIM, le Marché international du multimédia, grand salon pour technophiles, lancé au plus fort de la bulle Internet. Il chanta les louanges de l'ère numérique et fut titulaire de la chaire Daniel-Langlois en technologies numériques et beaux-arts à l'université Concordia. Mais aujourd'hui, dans Cyberprométhée, cet artiste et philosophe déploie une impressionnante érudition pour nous mettre sérieusement en garde contre l'instinct de puissance qui sous-tend la révolution numérique. Il plaide en outre en faveur d'un néoromantisme qui permettrait de sauver l'humain des dérives du type cyborg. De technophile qu'il semblait être, Fischer est-il devenu technophobe? Entretien.

Plus que jamais dans votre dernier livre vous dites beaucoup de mal de la révolution numérique: dangereux instinct de puissance, risque de déshumanisation, etc. Peut-on dire que vous brûlez aujourd'hui ce que vous avez jadis adoré?

Hervé Fischer. Absolument pas. Je suis toujours aussi passionné par la révolution numérique et plus convaincu que jamais qu'elle est aussi importante que la maîtrise du feu à une autre époque. Mais je crois qu'il existe aujourd'hui une pensée naïve et un respect quasiment religieux à l'égard des technologies numériques qui rendent un mauvais service à cette révolution, qui fait du tort à la cause. Moi, ma position, c'est la fascination critique: passionné, excité par cette révolution, je le suis. Mais je veux aussi l'analyser d'une façon critique pour qu'on en retire le meilleur et qu'on ne tombe pas dans l'illusion naïve qui nous ferait éventuellement en épouser le pire.

Peut-être, mais quand je revois certains passages de vos textes de 1997-99, je ne peux m'empêcher de penser que vous devez regretter de vous être laissé gagner par l'euphorie de l'époque de la bulle technologique.

Il fut un temps où la bataille se résumait à faire prendre conscience à mes concitoyens de l'importance de la révolution numérique. Depuis 1985 j'ai milité en ce sens, avec la création de la Cité des arts et des nouvelles technologies de Montréal et Images du futur. C'est 20 ans de ma vie! Je me suis battu pour qu'on se rende compte que les technologies numériques allaient tout changer. Et je me faisais traiter alors de «gadgeteux» et d'anti-humaniste. Aujourd'hui, je n'ai rien renié de ma passion. Mais la bataille est gagnée: tout le monde ou presque reconnaît qu'il y a une telle révolution. Le temps est donc venu de développer une pensée critique.

En 1997 et en 1999, vous déploriez, dans La Presse, que la plupart d'entre nous, face à la révolution numérique, demeuraient «fixés sur notre tradition humaniste». Au contraire, dans Cyberprométhée, vous écrivez aujourd'hui que de «renoncer à notre recours humaniste» équivaudrait à «nous en remettre au règne du silicium» et donc de sombrer dans la barbarie. Avez-vous changé d'idée sur l'humanisme?

J'ai toujours été convaincu de l'importance de l'humanisme, toujours été imprégné de la fragilité de l'être humain. Mais je suis également certain de la nécessité de prolonger l'humanisme, de l'élargir aux nouveaux défis, à savoir penser la science et la technologie. Sans quoi celles-ci peuvent nous entraîner dans des dérives barbares, comme le post-humanisme. Je reste fondamentalement du côté de l'humanisme, mais je crois qu'il est nécessaire d'adapter nos valeurs humanistes à un environnement, une cosmogonie complètement nouvelle.

Comment l'adapter sans dénaturer?

Il faut aujourd'hui développer ce que j'appelle une cyberphilosophie. C'est-à-dire une philosophie critique de l'âge du numérique. Pour penser les conséquences sur notre démocratie des nouveautés comme les biotechnologies, les réseaux informatiques, etc. Ce n'est pas parce qu'il y a du nouveau qu'il faut jeter l'humanisme par-dessus bord. Je répète souvent qu'il faut renverser la révolution de Galilée et de Copernic et dire que c'est l'homme qui est au centre du monde!

En effet, c'est sur cette révolution ptoléméenne, si je puis dire, que se clôt votre livre! Mais n'est-ce pas paradoxal, de votre part, vous qui plaidez sans relâche pour la culture scientifique?

Non. Parce que Galilée et Copernic, ce sont deux moments d'une démystification. Mais aujourd'hui, nous sommes ailleurs. Il fut une époque où ce qui importait pour notre lucidité, c'était de comprendre que nous n'étions pas au centre du système solaire. Mais depuis, on a tellement aliéné l'être humain qu'il est nécessaire de se rappeler que la vérité d'aujourd'hui est différente de celle du temps de Galilée.

Mais Galilée a toujours raison, non?

Oui, sur un plan mathématique et optique. Mais il a tort du point de vue de l'humanisme. Parce qu'au fond, Galilée a banalisé l'être humain en banalisant la Terre et notre position dans l'univers.

Expliquez-moi votre attachement au romantisme. Car après tout, le romantisme, c'est la douce douleur de «l'inaccessible étoile», c'est la larmoyante complaisance dans la nostalgie d'un passé révolu...

Ce que j'ai voulu faire en lançant la bannière du romantisme, c'est d'abord rappeler le caractère fragile de l'être humain par rapport à l'utopie du post-humanisme, du cyborg, etc. Nous ressentons tous aujourd'hui la puissance de la technologie et de la science. On peut épouser celle-ci ou bien prendre conscience de notre petitesse et de notre fragilité face à elle. Dans cette situation, le romantisme est une sorte de contre-poison que j'oppose à la notion de post-humanisme. Ensuite, je dirais que cette révolution, comme bien d'autres, est vécue comme une crise. Cette situation engendre un certain spleen, un mal du siècle. Il semble donc y avoir des parallèles entre le XIXe siècle et notre époque. Au XIXe, c'était l'industrialisation, les manufactures, le positivisme. Aujourd'hui comme hier, l'humain réagit à la vigueur de cette révolution et cela prend plusieurs formes. Fondamentalement, le néo-romantisme dont je parle est une manière de rappeler ce que nous sommes: la beauté de la fragilité humaine, la beauté de son courage; et que cela se vit avec une certaine souffrance, qui peut être fructueuse.

CYBERPROMÉTHÉE

L'instinct de puissance
à l'âge du numérique
Hervé Fischer
VLB éditeur
Montréal, 2003, 354 pages

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